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Ecrit de Pier-Mayer Dantec

L'enfant qui triompha de l'Ombre
Conte

(texte déposé)


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L'enfant qui triompha de l'Ombre
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Aagapoo, la chanson d'un cri - Illustration  : Jean-Jacques Moguérou
Illustration : Jean-Jacques Moguérou


Il était une fois un enfant né en plein cœur d'une nuit d'automne, au pied d'un châtaignier. D'ailleurs ses oreilles avaient exactement la forme des feuilles.
Cela se passait dans une contrée insolite, bien loin de toute maison et de toute trace d'homme, semée de rivières d'argent serpentant entre de profondes forêts et d'immenses rochers creusés comme une bouche et surmontés d'un bec sec et obtus qui leur sculptait comme un toit.

Eperdu sous les étoiles - Illustration  : Jean-Jacques MoguérouContrairement aux autres bambins, dès son premier jour, à peine posé sur terre, l'enfant écarquilla les yeux et se dressa aussitôt sur ses petites jambes.
A ses pieds courait un ruisseau qui roulait ses eaux en un léger chantonnement ébloui, et régulièrement l'enfant percevait un chapelet de bulles qui venaient crever à la surface. Attiré par cette douce musique, il s'approcha et remarqua les sphères. Alors sans hésiter il trempa ses pieds dans l'eau, s'accroupit et plongea ses mains pour les attraper. Mais la première bulle aussitôt s'évanouit en crevant. Alors l'enfant cligna des paupières et se tint coi pendant quelques secondes, puis il se mit en quête de saisir la bulle du dessous.
Mais toujours les bulles se dérobaient et finissaient par éclater en de petits " plic " et autres " bluc ". Si bien que toujours l'enfant plongeait ses doigts plus profondément pour aller quérir la bulle inférieure.
Lorsqu'il fut arrivé au niveau du lit du ruisseau, il resserra ses mains plus vite, croyant enfin tenir la douce perle d'air.
Et comme il n'entendait plus le petit borborygme habituel il ouvrit grand ses mains : mais la bulle une fois encore avait fui et l'enfant se retrouva incrédule. Il plongea son regard plus intensément dans l'eau et attendit. Mais à la place d'un nouveau collier de bulles, il vit, comme endormie au fond des eaux, étincelante... une clef.

A pleines bulles - Illustration  : Jean-Jacques MoguérouL'enfant ne savait pas du tout ce que c'était qu'une clef. Mais le miroitement argentin lançait des ondes si enchanteresses qu'il enfonça ses menottes pour cueillir l'objet.Au moment où il allait les refermer, il sentit une chatouille, et vit s'échapper d'entre ses doigts un poisson à grosse tête ronde et au corps longiligne, qui s'esquiva en amont et vint se blottir contre un petit rocher, frétilla de la queue et s'immobilisa, à quelques pas de lui. Et le bambin aussitôt de s'approcher du poisson, et de plonger son bras dans l'eau ; mais au lieu de refermer ses doigts sur lui, il étendit la paume vers le haut, au côté de l'animal. Celui-ci paraissait inerte et inanimé, et le petit garçon l'observait. Or voilà que soudain le poisson s'ébroua et vint se nicher sur la paume de l'enfant. Celui-ci demeura ainsi, l'avant-bras tendu avec ce poisson étincelant tel un fruit d'argent sur sa paume offerte. Mais brusquement le poisson se secoua et fila en remontant le courant jusqu'au rocher suivant ; et là, il fit volte-face et tourna sa tête vers le garçon, comme pour l'inviter à le rejoindre. Celui-ci s'exécuta et le rattrapa bientôt. Et une nouvelle fois il posa sa main au fond du ruisseau comme un perchoir ou une grotte à poisson, jusqu'à ce que la nouvelle secousse le chatouille : car à nouveau le poisson s'enfuit.

Ils parcoururent ainsi un bout du ruisseau, sur une distance d'environ mille poissons. A chaque pause, l'enfant offrait une niche à son compagnon, avec ses pieds, ses coudes ou ses genoux.
A un moment, le gamin leva la tête vers le ciel, ce qu'il n'avait pas encore fait depuis son apparition au pied de l'arbre. Il vit un ciel de brume qu'une boule laiteuse s'efforçait de crever. Et voilà que son bras se tendit vers la voûte céleste et, fixant la boule qu'il interpellait de son doigt brandi, il prononça son premier mot : Aagapoo. So-leil. A cet endroit le ruisseau traversait une clairière, et le grand astre affamé commençait à dévorer sa barbe de brume. Le garçon sentait son petit corps s'épancher sous les premiers rayons, si bien qu'il en oublia pour un instant son compagnon poisson. Mais bientôt une secousse vive l'éveilla, et il vit l'animal débouler de sa cheville pour aller se perdre hors de sa vue.
Alors il se mit à arpenter la petite rivière en cherchant son jeune et premier compagnon. Mais en vain. Il avait beau se pencher, s'agenouiller, sonder l'eau de son regard vert lézard, rien n'y faisait. Il soulevait les pierres, revenait en arrière, regardait sous les souches : en pure perte. Le poisson d'argent avait-il lui aussi crevé, comme les bulles ?

*
* *

Le garçonnet remonta le courant, les pieds nus, ses petits poings serrés comme pour malaxer la colère. Ou peut-être pensait-il seulement avec nostalgie au poisson qu'il avait tenu là le long des lignes de ses mains. " Bah ! ", se dit-il en faisant une pause sur un rocher, " je trouverai bien un autre compagnon. N'importe où. Un champignon à qui tenir compagnie... " Mais il se dit que les champignons ne bougeaient pas très vite. Enfin, c'est ce que les arbres lui avaient appris. Et surtout il gardait le souvenir de la caresse du poisson au creux de sa main ou de ses chevilles. Alors il reprit sa marche et continua à fendre les eaux de ses petites jambes rondelettes - mais déjà fermes et musclées.

Maintenant il avait dépassé la clairière depuis longtemps, et le ruisseau se lovait à nouveau entre les arbres qu'une barbe de mousse vert pomme décorait. Et Aagapoo dans sa lutte pour percer le brouillard qui l'étouffait, Aagapoo le Soleil avait disparu - tel un rocher mangé par une mer d'écume grise.
L'enfant releva la tête, se campa sur ses jambes ouvertes en triangle et, ses petits doigts étendus vers le ciel aveugle, il dit encore comme la chanson d'un cri : Aagapoo !

Et d'un geste, il bascula la tête et se planta dans le courant, face à l'amont. Et il ferma les paupières - parce que le soleil s'était évanoui. Mais peu à peu une brise se leva. Les arbres tremblotèrent de leurs feuilles.
Le petit gars était là dans l'eau, et ses oreillL'enfant et le poisson - Illustration  : Jean-Jacques Moguéroues se mirent à trembler elles aussi. Alors tel un petit danseur mécanique, il s'agenouilla dans le courantet colla son oreille à la surface de l'eau.Tout d'abord il n'entendit que le clapotis joueur, mais il vit tous les arbres de la forêt comme des ogres arrachant leurs racines, et surtout il vit, distinctement, un rocher creusé en forme de clef. Il s'en approcha le cœur battant, enfonça ses doigts dans la cavité, et se mit à tâtonner. Hélas aucun poisson ne vint le chatouiller. Aussi étendit-il sa main comme il l'avait fait auparavant, comme un mot de passe, et s'immobilisa. Au bout de quelques secondes, il vit remonter un chapelet de bulles et sentit la caresse d'un poisson, retira sa main et l'ouvrit : c'était bien le poisson clef d'argent.

Maintenant le soleil était plus voilé encore, et les deux compagnons reprirent leur chemin dans la fraîcheur claire du ruisseau. A un moment le poisson se mit à nager à la surface, et une feuille emportée en tourbillon termina sa chute tout à côté de lui, et il s'esquiva d'un coup de nageoire affolé jusqu'au rocher suivant où il disparut.
Alors le bambin plongea la tête dans l'eau les yeux grand ouverts. Et, sur un fond de musique de flûte, voici ce qu'il entendit :

" Je suis le poisson vif argent
Qui n'apparaît qu'aux riches gens,
Riches en esprit vagabond,
C'est pour eux si je fais des bonds,
Et toi sous ton œil si câlin
Es-tu le garçon cristallin ?...
Tandis que moi sans fin je sombre
Chaque fois que reparaît l'Ombre... "

Le garçonnet ne comprenait pas bien tous les mots, mais il ne voulait pas interrompre le poème.
"Ecoute", dit encore le poisson, "nous avons fait pas mal de chemin ensemble, et tu es peut-être fatigué. Je dois te prévenir : cette rivière est mince et peu profonde, mais je dois la remonter jusqu'à sa source. J'y suis condamné, à moins que..."
- Condamné ? Comment cela ? s'enquit le garçon.
- Si tu me suis, je te le raconterai. Mais réfléchis bien, car nous en avons pour des jours.
- Je n'ai rien à faire ni personne à m'attendre, dit le garçon, et j'irai en te suivant. Car tu es la vie qui glisse.
- Quel âge as-tu pour parler ainsi ? demanda le poisson. Et comment t'appelle-t-on ?
Mais l'enfant ne répondit pas, dressa la tête hors de l'eau et fit une pirouette en riant.
Le poisson n'avait pas bougé, et il voyait toutes les gouttes retomber en perles à la surface de l'eau, et certaines d'entre elles descendaient en profondeur. Et au-dessus l'eau vibrionnait en gerbes, comme brassée par un moulin affolé.

Le garçon revint trouver le poisson et plongea à nouveau sa tête dans l'eau.
- Pirouette, Pirouette. Oui, Pirouette, voilà ton nom, enfant de l'eau, cher compagnon, dit le poisson qui semblait sourire sous son air bonhomme.
- Pourquoi veux-tu me donner un nom ? dit le garçon.
- Pour pouvoir t'appeler.
- Mais, ne t'ai-je pas toujours entendu ? demanda le gamin.
- Si, et justement tu es un être rare, celui que j'attendais.
- Alors ?
- Laisse-moi te donner un nom, supplia le poisson. Nous deux n'en avons pas besoin, mais c'est juste pour m'aider à penser à toi quand tu ne seras plus là. Car toi aussi tu partiras. Tous partent. Et moi je reste seul à remonter le courant, sous la menace d'Ombre.
- Qui est Ombre ? interrogea l'enfant.
- Voici, répondit le poisson. Tu es le premier enfant que je vois depuis bien longtemps, et qui n'a peur ni de l'eau ni du temps qui passe. Il y a très longtemps, le monde était plein d'enfants comme toi, et il y avait aussi de grands enfants qu'on appelait les parents. Mais à la fin ils ne savaient plus écouter la vie, alors ils ont fini par... tuer le Soleil.
- Le Soleil : Aagapoo ! C'est le premier mot que j'ai su au pied de mon arbre, quand je suis tombé ou que j'ai… poussé comme un champignon, je ne me souviens plus très bien.
- Tu as l'air de l'aimer, fit le poisson. Tu lui as même trouvé un nom.
- Ce n'est pas un nom. C'est un chant qui appelle.
- Cela est beaucoup plus beau en effet, dit le poisson. Et cela me rappelle les temps anciens, quand le soleil était vrai et juste. Mais ils l'ont tué... Alors le Soleil en mourant a fait un hoquet, et un autre soleil est apparu, mais ce nouveau soleil est méchant. Car il jette Ombre-Qui-Tue. Et moi je suis condamné à remonter la rivière jusqu'à l'apparition du soleil rouge mangeur d'Ombre. Car Ombre nous tue tous.
- Mais qui est Ombre ? répéta l'enfant.
- C'est la larme d'un Soleil trahi. C'est un oiseau gris aux ailes arrachées, et qui picore les esprits.
- D'où tombe-t-il ? interrogea le garçon.
- Que veux-tu dire ?
- Est-ce qu'Ombre tombe, d'un arbre, d'une rivière, d'un rocher ?
- Ombre nous regarde et nous guette. Elle peut naître partout à chaque instant, et se lever comme un vent mauvais.
- Naître ? demanda le garçonnet.
- Tu appelles cela... tomber.
- Je voudrais connaître Ombre, dit Pirouette.
- Tu la rencontreras bien assez tôt. Mais jamais tu ne pourras la connaître. Elle est celle que nul ne connaît. Et qui lentement étouffe... "

Ils cheminèrent ainsi le long de la rivière, en devisant d'Ombre. Pirouette demanda au poisson comment il pourrait reconnaître Ombre-Qui-Tue s'il venait à la rencontrer.
- As-tu déjà vu un miroir ? fit le poisson.
Pirouette répondit que non.
- Prends-moi dans ta main et porte-moi devant tes yeux, sur le côté, dit le poisson.
L'enfant fit ce que lui demandait le poisson. Et dès qu'il se mit à le contempler, les écailles frissonnèrent et se fondirent en une surface lisse et miroitante. Et Pirouette vit deux yeux qui le contemplaient.

L'enfant et le poisson d'argent - Illustration  : Jean-Jacques Moguérou- Que vois-tu ? s'enquit le poisson.
- Deux billes qui me fixent et aussi une bosse avec deux trous, deux feuilles et une petite grotte qui s'ouvre ou se ferme.
- Ce sont tes yeux qui me regardent, ton nez avec ses narines, tes oreilles et ta bouche qui parle. C'est toi que tu vois. Eh bien c'est cela un miroir. Et Ombre est comme un miroir de nuit, qui partout te suit et te regarde. Et si tu t'arrêtes, Ombre s'arrête et t'attend, et t'observe, et t'épie. Mais si tu la dévisages, alors elle te scrute plus puissamment encore, et te change en rocher.
- Je comprends, dit Pirouette.
- Demain nous arriverons à la source, reprit le poisson. Mais il reste encore tant à parcourir. Quand nous serons parvenus, tu devras me quitter, sans hésitation, sans mot dire. Va, cours le monde, vole sur lui, danse sur la terre et ne te soucie pas de moi. Si néanmoins tu as besoin de ton ami poisson, en tout instant il sera là.
- Comment te retrouverai-je ? demanda le garçon.
- Invente pour moi un chant d'appel, et souviens-toi de la clef la première fois que tu m'attrapas. Mais n'en parle à personne, et surtout écoute bien ceci : bientôt tu te trouveras en possession d'une clef. Cette clef est unique, et si tu la perdais tout serait fini. Garde-la bien dans ta main, sans la montrer sans même la regarder. Car elle rend la vie au Soleil Rouge, au bon soleil mangeur d'Ombre-Qui-Tue. Mais pour cela il faut éviter de la contempler.
Et maintenant, arrêtons-nous avant que la nuit descende sur nous. Et dormons.

Et tandis que le poisson s'insinuait dans le creux d'un rocher, Pirouette s'étendit de tout son long, au fil de l'eau. Et il ferma les paupières en souriant, car il devinait le poisson près de lui. Et il se dit que, s'il pensait au poisson, le poisson lui aussi devait penser à lui, au même moment. Alors il s'endormit, le sourire aux lèvres
.

*
* *

Quiconque serait passé par là au petit matin aurait découvert un garçon toujours souriant enveloppé par les eaux ; et sur l'aile de son nez, un petit poisson qui le regardait.


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